Institut des Territoires Coopératifs

« Mode Projet » au sein des collectivités

Etat des lieux

Si les collectivités et administrations françaises ont de sérieuses carences en matière d’évaluation, nous pensons que c’est notamment parce qu’elles accumulent un retard important en définition et conduite de projet[1].

Malgré les intentions affirmées régulièrement par l´ensemble des décideurs, ministres, élus nationaux ou élus locaux, l’analyse n’y résiste pas : la France accuse un retard chronique en conduite de projet dans la sphère publique et ses corollaires en termes de nouveaux modes de gouvernance et pratiques de conduite du changement. De même, la pratique de l’évaluation des politiques publiques est encore trop rare, souvent peu utile, et presque toujours balbutiante. Ces deux constats sont liés. Nous venons de le voir : on ne peut mettre en œuvre et évaluer que ce qui a été correctement défini et planifié et n’a pas fait l’objet d’une mise en œuvre rigoureuse, conduite en mode projet.

Pour beaucoup de décideurs de ces politiques, c’est comme s’il suffisait de décider d’une action et de monter un dispositif pour que les résultats escomptés se réalisent. Or, les finalités même d’une politique ne sont pas toujours claires, tant la dérive qui consiste à se focaliser sur les dispositifs plutôt que sur les finalités est fréquente. De plus, « le diable se cachant dans les détails », la manière dont une politique est mise en œuvre compte pour beaucoup dans ses résultats.

Les collectivités et administrations françaises ont de sérieuses carences en matière de conduite de projet et d’évaluation. Michel Rocard écrivait en 2010 que le retard de la France en matière d’évaluation des politiques, se comptait « en demi-siècle, si l’on prend comme référence les dates de création des organismes spécialisés, et beaucoup plus encore si l’on observe l’esprit public et la façon dont les citoyens regardent l’action de la puissance publique. »

Or, le contexte de tension sur le budget des collectivités les contraint à trouver des leviers pour une meilleure efficacité. Cela va les amener immanquablement à acquérir de nouveaux savoir-faire pour mieux discerner le sens et la valeur de telle ou telle politique, l’art du « pour quoi ». Elles devront également gagner en efficience, et cela les amènera à apprendre à maîtriser l’art du « comment », celui de la mise en œuvre.

Ceci dans un contexte où les attentes démocratiques des citoyens sont croissantes, la défiance face aux élites grandissante, d’autant plus que les citoyens eux-mêmes semblent maîtriser ces sujets mieux que les élites politiques, comme le montre le foisonnement des projets alternatifs.

Cette situation contrastée (attente forte, besoin réel, carences historiques, tensions budgétaires) présente une opportunité majeure pour une offre nouvelle d’accompagnement des collectivités et la création d’un pôle d’excellence opérationnelle pour la conduite et l’évaluation de projets de territoire.

Bureau des Projets

Dans un monde qui change constamment, les organisations ont besoin de mener des « projets », c’est à dire des initiatives qui sont à la fois uniques (un projet n’est jamais l’identique d’un autre) et temporaires: elles ont un début et une fin. La gestion d’un projet est donc un exercice particulier puisqu’il s’agit de mettre en place une organisation et une équipe temporaires, dans le but d’atteindre des objectifs spécifiques, et dans une démarche et un plan d’action à chaque fois nouveaux. Le « mode projet » désigne cet ensemble de manières de faire. On dit d’une organisation qu’elle est organisée par projet lorsqu’une grande part de ses activités est gérée en mode projet. Plusieurs questions surgissent alors :

  • Comment gérer les priorités entre les différents projets ?
  • Comment gérer le portefeuille de projets ?
  • Comment former les acteurs de l’organisation à ce mode de management ?
  • Comment définir les méthodologies communes pour réussir les projets ?
  • Comment prévoir avec précision les coûts et les délais ?

Gérer un projet, c’est être capable de prendre les bonnes décisions pour, en permanence, conserver son équilibre entre 3 éléments : le résultat à atteindre (et l’évaluation de ces résultats), le calendrier pour y parvenir, l’effort acceptable à fournir. Cet équilibre est constamment remis en cause par des difficultés, des changements, des imprévus, des événements extérieurs, voire même des erreurs…Dans une organisation, le Bureau des Projets veille à collecter, développer et disséminer ces compétences et méthodologies, voire à accompagner les responsables projets des différentes unités.

Une méthodologie complète et cohérente de conduite de projet est donc une collection d’outils, de techniques, de savoir-faire et d’expérience qui, une fois intégrés ensemble, va permettre d’une part de définir la nature de l’équilibre à atteindre, et d’autre part de conserver cet équilibre, tout au long du cycle de vie du projet.

Ces missions sont souvent assurées par une organisation appelée le « Bureau des Projets » (en anglais le Project Management Office).

Spécificité des projets territoriaux

Ces exigences sont d’autant plus importantes que la vie d’une collectivité territoriale est largement rythmée par ses projets,  puisque toute initiative de développement local (qu’elle soit économique, culturelle, écologique, sociale…) est un projet en soi. En ce sens, les collectivités territoriales gagneraient à être, au moins partiellement, organisées par projet, plutôt que par fonction. Cela leur permettrait notamment de mieux de saisir des problématiques qui ne peuvent être traitées que de façon transverse.

De plus, les projets menés par les collectivités territoriales ont des spécificités importantes, comparés aux projets menés dans la sphère des entreprises par exemple. Contrairement à une entreprise où le pouvoir est hiérarchique et fort, il est partagé au sein d’un territoire par un grand nombre de parties prenantes : élus, fonctionnaires, associations, citoyens, sous-traitants… Leur gestion prend alors une nature très différente :

  • Les résistances au changement sont fortes et peuvent s’exprimer de façon virulente (la radicalisation des résistances est d’ailleurs une caractéristique de l’année 2014 avec les protestations contre l’éco-taxe, l’aéroport de Notre Dame des Landes, le barrage de Sivens, le Center-Parcs d’Isère, la ZAD – zone à défendre – d’Agen…) ;
  • Non seulement les parties prenantes sont nombreuses, mais leurs intérêts peuvent être contradictoires (voir les réactions soulevées par l’installation d’une exploitation d’élevage porcin sur un territoire, la création d’une ligne LGV ou d’un champ éolien…) ;
  • Les questions de gouvernance deviennent en conséquence extrêmement complexes.
  • Les projets sont souvent transverses, avec des interactions et une gestion complexe des priorités, la gestion du portefeuille de projets devenant alors cruciale.

La question de l’évaluation de l’action publique reste un talon d’Achille des exécutifs, les obligeant à des opérations de communication spectaculaires parfois éloignées des intentions initiales, et donnant du grain à moudre à une opposition aux aguets…De ce fait, les compétences et méthodologies développées et mises en œuvre dans le monde de l’entreprise ne peuvent pas être simplement transférées dans les collectivités : la manière de conduire les changements, l’organisation des concertations, la médiation ou la prise de décision collective sont autant de domaines pour lesquels un savoir-faire et un savoir-être spécifiques doivent être développés.

Le besoin d’expertises pointues en management de projet est donc crucial au sein des collectivités territoriales, avec des exigences particulières pour les questions de gouvernance et de conduite de changement.

Pratiques balbutiantes

Dans le monde de l’entreprise, la gestion de projet progresse. Les écoles de management forment au management de projet. Des normes et des certifications de chefs de projets existent. Des outils d’évaluation de la maturité d’une organisation dans sa pratique de management de projet apparaissent…

En revanche, dans le monde des administrations ou des collectivités, le mode projet reste encore au niveau du slogan, et les compétences réelles en management de projet sont plutôt rares. Quant à un bureau des projets, je n’en ai encore jamais rencontré ni dans une collectivité française, ni au sein d’un ministère…

Pourtant, les discours ne manquent pas. Déjà en 2003, suite au colloque « Innover pour construire l’avenir » où deux ministres de l’époque (Nicole Fontaine et Claudie Haigneré) étaient à la tribune, la presse avait titré « Innovation : le gouvernement veut passer du mode plan au mode projet ». Durant ses années en Lot-et-Garonne (2010-2012), le Préfet Bernard Schmeltz, ancien DRH du ministère de l’intérieur, ponctuait chacun de ses discours par la nécessité de s’organiser en mode projet. En 2011, le préfet Alain Régnier, délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement disait sur le site du gouvernement « Je suis persuadé qu’en termes de conduite de changement, le mode projet nous permettra de mobiliser l’ensemble des acteurs pour l’élaboration des nouvelles lignes ». Et le 1 février 2012, François Fillon, premier ministre d’alors, signait une note sur l’ “Organisation de l’administration en mode projet pour l’accompagnement des investissements des entreprises”. Le discours du Président Hollande sur « La nouvelle France industrielle » l’affirmait en parlant des 34 plans de reconquête industrielle : « Chaque plan sera animé par un chef de projet ». Plus récemment encore, le rapport de Thierry Mandon (aujourd’hui Secrétaire d’État à la Réforme de l’État et à la Simplification) sur la simplification pour les entreprises insistait sur la nécessité de « structurer et mettre en œuvre chaque chantier en mode projet »[2].

Pourtant, au-delà de ces discours et intentions proclamés, si l’on cherche sur Google les mots-clés « Chef de Projet Administration Collectivités », la magie du net nous fait partir au Maroc, en Argentine, au Pays Basque espagnol, au Québec… On parcourt le monde, mais pas la France.

Quant à la table des matières des conférences du congrès 2012 de l’International Project Management Association, elle confirme le diagnostic précédent : pas une seule présentation française alors que les témoignages d’Europe du Nord, du Moyen-Orient ou d’Amérique latine affluent.

Bref, ce fameux « mode projet », on en parle beaucoup en France, mais on le pratique bien peu, confirmant la sagesse populaire qui veut que ce dont on parle le plus soit ce dont on s’occupe le moins en termes de mise en œuvre.

Exemples étrangers – Parangonnage

Tournons-nous vers l’étranger. La réalité du retard français saute aux yeux tant il est facile hors de nos frontières de trouver des exemples de « mode projet » dans la sphère publique :

  • En Angleterre, une dizaine de chefs de projets particulièrement chevronnés sont au 10 Downing Street, rattachés directement au Premier Ministre. Ils ont pour mission de gérer le portefeuille des projets stratégiques du gouvernement, et de fournir les instruments de pilotage qui permettront les arbitrages ministériels.
  • En Islande, la municipalité de Reykjavík mesure sa maturité à conduire des projets. Même si aujourd’hui la municipalité s’accorde la note de 2 sur une échelle de 1 à 5, son initiative d’étalonnage montre l’importance qu’elle accorde à sa capacité à gérer efficacement ses projets.
  • Au Canada, les agences gouvernementales et les ministères sont fréquemment réunis pour des conférences sur des thèmes tels que la gestion d’un portefeuille de projets, ou la manière d’organiser le mode projet.
  • En Irlande, le Ministre de la Dépense Publique et des Réformes ouvrait en personne le congrès de l’association nationale de management de projet.
  • Aux Etats-Unis, la plupart des Etats ont un bureau des projets au service des différentes agences pour assurer l’excellence des méthodologies de gestion de projet mises en place.
  • En Grèce, suite aux économies drastiques que le pays doit réaliser, le Ministère des Infrastructure a mis en place un bureau des projets stratégiques, sous l’autorité directe du ministre, consolidant les données des projets menés par toutes les agences, sociétés d’état, et sous-traitants majeurs pour permettre un pilotage global de l’ensemble des programmes et faciliter les arbitrages.
  • En Bulgarie, une étude est menée pour voir comment le management par projets améliore l’atteinte des objectifs stratégiques de la collectivité.
  • En Afrique, la participation citoyenne aux évaluations des politiques publiques est fréquente (grâce aux exigences méthodologiques des projets de coopération et de développement), et le regard que les citoyens portent s’attache principalement à la question de l’utilité sociétale.

Bref, un peu partout des initiatives sont lancées. En France, elles restent marginales et confidentielles. Est-ce notre inclinaison culturelle vers le théorique plus que vers le pragmatisme, vers l’abstrait plus que vers le concret qui explique le manque de moyens mis sur les aspects opérationnels ? Peut-être. Toujours est-il qu’il faudra bien un jour combler notre retard si nous voulons éviter d’incroyables gaspillages, atteindre les résultats escomptés par les politiques de développement local, et espérer ainsi redonner le sens de l’utilité du politique pour nombre de nos concitoyens désabusés.


[1] Dans ce qui suit, le terme « Conduite de projet » fait référence à la fois à la définition du projet et à son exécution, les deux phases étant des éléments d’une même pratique.

[2] Thierry MANDON, Mieux simplifier – « La simplification collaborative », Mission parlementaire de simplification de l’environnement réglementaire, administratif et fiscal des entreprises, Rapport au Premier Ministre, 2014

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